Les crises qui ont secoué nos sociétés ont plus d’une fois démontré les risques des visions court-termistes en matière économique. Les modèles économiques durables, qui reposent sur des préoccupations de maintien des filières à long terme, constituent ainsi un champ d’étude particulièrement pertinents et d’actualité dans ce contexte perturbé.
Modèles durables et sauvegarde des écosystèmes
Le concept de développement durable est né du constat que l’être humain, pour tirer davantage de profit des ressources de la terre à court terme, compromettait sa préservation future. En économie, une observation similaire peut être réalisée : certaines logiques, dans l’optique d’obtenir d’importants gains immédiats, fragilisent les filières, au risque de causer, à terme, leur disparition.
James Moore a même proposé en 1993 une métaphore biologique en introduisant le concept « d’écosystème d’affaires ». Une analogie qui fait sens dans ce contexte : dans un écosystème économique, comme naturel, la fragilisation d’une partie de la chaîne risque d’entraîner celle de tout le reste de la filière. Franck Riboud, le PDG de Danone, avait ainsi affirmé qu’ « aucun organisme ne se développe dans un milieu appauvri ou dans un désert. Il est donc de l’intérêt même d’une entreprise de prendre soin de son environnement économique et social, de son écosystème ». C’est ainsi que l’on pourrait caractériser les modèles économiques durables : ce sont ceux qui prennent en compte l’intégralité de leur filière, amont et aval, avec l’objectif d’en assurer la préservation présente et future. Les questions de conditions de collaboration et de rémunération des fournisseurs, du prix de vente ou du maintien de la valeur sont donc centrales dans cette réflexion.
Le contre-exemple de la grande distribution, et le sursaut du secteur
La grande distribution est souvent considérée comme le contre-exemple typique du modèle économique durable. Les distributeurs, engagés dans de féroces guerres de prix, mettent en effet en danger la survie de leurs propres fournisseurs. Et finalement, de leurs filières toutes entières. C’est ce que dénonce Serge Papin, qui dirige Système U, une coopérative de la grande distribution. Pour lui, les négociations actuelles sur le prix du litre de lait sont aussi inquiétantes que symptomatiques : elles ont atteint un niveau bien trop bas, sous la pression des distributeurs. Or, « si les pouvoirs publics laissent faire, on assistera tranquillement à l’érosion de la filière agro/agri en France », avertit-il (1). Pierre Pelouzet, le médiateur des relations inter-entreprises, se réjouit de ces prises de conscience qu’il espère voir se généraliser : « les méthodes classiques ont montré leurs limites, et les distributeurs se rendent compte qu’ils doivent prendre soin de leur filière », constate-t-il.
Le modèle économique durable de la culture mis à mal par la dévalorisation des contenus
Le secteur de la culture a lui aussi été fragilisé par l’arrivée en force de modèles ne prenant pas en compte sa survie à long terme. La musique en a fait la douloureuse expérience : affaiblie par l’essor du piratage numérique puis les tarifs très bas imposés par les gros distributeurs, elle a subi de plein fouet une véritable dévalorisation de ses contenus. Dans l’incapacité de rémunérer les maillons de la chaîne de création, le marché a vu sa valeur divisée par deux au début des années 2000. Les maisons de disque n’ont alors plus eu les moyens de soutenir les artistes et la création, et les disquaires ont presque tous disparu.
C’est contre cette spirale de la dévalorisation que lutte l’édition française, notamment avec l’essor du numérique. Pour Arnaud Nourry, le PDG d’Hachette Livre, il faut travailler au maintien d’un « écosystème vertueux », où le prix du livre permet de rémunérer les auteurs, mais aussi les éditeurs qui peuvent assurer leurs fonctions de soutien et d’accompagnement auprès d’eux, et de garantir la survie des libraires. « Il nous faut ce tissu de libraires, on vit avec eux et on les défend », plaide-t-il, soulignant leur rôle crucial dans le contact avec les lecteurs et la mise en avant des auteurs. Or, « Bientôt, les éditeurs se verront dicter des conditions de cession inférieures, et c'est toute la chaîne de valeur du livre qui s'en trouvera compromise, et avec elle, la diversité de l'offre qui fait la richesse de nos cultures. » (2). D’où la nécessité d’un contrôle sur les prix exercé par l’éditeur, et non le distributeur, sur le modèle de la loi française sur le prix unique du livre. D’ailleurs, de plus en plus d’éditeurs mondiaux la transposent sous forme contractuelle dans le domaine numérique.
La « durabilité » au cœur des modèles économiques et sociétaux de demain
On remarque ainsi que la « durabilité », économique et environnementale, est une tendance forte des préoccupations d’aujourd’hui. La notion de RSE est en ce sens tout à fait parlante, et souligne bien l’importance du concept général de « responsabilité ». L’entreprise Clarins est une illustration de cet équilibre recherché autour de la préservation de l’environnement, au sens large. Depuis 1985 en effet, elle paie ses matières premières plus chères, afin de permettre aux populations locales qui les produisent de vivre de leur travail. Ce qui est bénéfique pour toute la chaîne : « tout le monde y gagne, explique Christian Courtin-Clarins, le président du conseil de surveillance. Nous obtenons ainsi une qualité de plantes dont l’excellence fait la différence de nos produits ». Responsabilité, respect, et réflexion sur la juste valeur : tels sont les socles des modèles économiques durables. Sans doute la seule voie, durable, de salut économique… et social.
(1) http://www.bfmtv.com/economie/serge-papin-systeme-u-predit-une-nouvelle-crise-lait-france-702384.html
(2) http://www.lemonde.fr/idees/article/2009/10/30/pour-un-modele-economique-durable-par-arnaud-nourry_1260637_3232.html